Réflexion sur le geste et son apprentissage selon J.-F. Billeter

Jean-François Billeter est un sinologue qui m’a beaucoup inspiré. Ce sont ses livres limpides sur Tchouang-Tseu (ainsi que « All Tomorrow’s Parties » de William Gibson) qui m’ont poussé vers l’univers du taiji plutôt que vers celui du Systema. Les problématiques qu’il aborde sont extrêmement proches de celles qui nous occupent dans l’apprentissage du taichi gongfu (et qui ont déjà été évoquées ici): le patient apprentissage du geste, les ressources connues et inconnues du corps qui s’unifient, la préparation mentale et l’entrainement de l’attention.

Observons un enfant qui tente pour la première fois de verser de l’eau dans un verre. Nous comprenons les difficultés qu’il rencontre, car nous les avons nous-mêmes affrontées. Et nous savons d’expérience comment, de la coordination des mouvements, à un certain moment naît un geste. Nous savons que cette naissance est un événement, un commencement. Elle est une source de plaisir et confère un pouvoir. J’ai désormais ce geste en moi et je le produirai à point nommé. Qui “je” ? – le corps.

Reprenons l’observation. L’ajustement des mouvements est pénible, il coûte de l’énergie. Quand ils s’unissent pour produire le geste, la dépense d’énergie baisse. Quand le geste est tout à fait au point, elle baisse encore. Le geste se fait comme de lui-même. La part consciente de notre activité, qui se concentrait sur l’élaboration du geste, est à présent libre. Elle se contente d’en contrôler l’exécution. Puis, à mesure que la maîtrise du geste progresse encore, elle jouit d’une liberté nouvelle. (…)

Il y a divers enseignements à tirer de cette progression. La mise au point et la maîtrise grandissante du geste s’accompagnent d’un progrès dans la connaissance. Je connais le geste dans la mesure où je le possède. Je le comprends quand je le vois faire par d’autre parce que je l’exécute en moi-même. Je l’imagine quand quelqu’un m’en parle : je sais de quoi il s’agit. Je découvre aussi par mon geste les propriétés des objets que je manipule et j’appréhende par là certaines lois physiques : la courbe que l’eau suit dans sa chute, l’élan qu’il faut imprimer pour mettre sa masse en mouvement, le coup de main qui met fin à l’opération. Ce savoir fonde notre connaissance de la réalité – et nous donne accès à la connaissance de nous-mêmes. Car quand la maîtrise du geste me permet de me détacher de lui intérieurement, tout en l’exécutant, je puis l’observer du dedans. Je puis l’observer de façon de plus en plus précise et complète, et mieux connaître par là ma propre activité. (…)

Le geste fournit un paradigme, celui de l’intégration. Il naît d’un processus que j’appellerais le “travail d’intégration” et se développe ensuite par une intégration de plus en plus complète de l’activité. (…)

Ce paradigme rend compte de la genèse de tous nos gestes, des plus simples (ouvrir une porte) aux plus complexes (jouer quelques notes au violon).

Songeons à ce dernier exemple. Le violoniste a fourni un premier travail d’intégration en apprenant à tenir l’archet et à produire des sons ; un autre en apprenant les positions de la main gauche et les passages de l’une à l’autre ; un autre en réussissant à coordonner le jeu de la main gauche avec celui de l’archet pour produire une suite de notes ; un autre encore en parvenant à enchaîner les notes de façon à ce qu’elles produisent un motif, puis une mélodie entière, et qu’apparaisse l’expression musicale.

Comme c’est toujours le cas, ce travail d’intégration a progressé d’un niveau au niveau supérieur. Le violoniste n’a pu aborder le niveau supérieur que lorsque le geste du niveau inférieur était acquis, ou en passe de l’être. Il a pu se livrer au travail d’intégration du niveau supérieur dans la mesure où les gestes des niveaux inférieurs étaient devenus naturels et se faisaient comme d’eux-mêmes. (…)

Quand le geste apparaît et qu’il devient naturel, [la conscience du musicien] s’étend peu à peu aux ressources plus amples qui doivent soutenir son jeu. Elle s’étend vers le bas, éclairant des régions reculées de l’activité du corps. Le musicien devient progressivement spectateur de sa propre activité. Il la voit de mieux en mieux. Il la voit par l’effet d’une sorte de dissociation interne. Cette vision interne est un phénomène que nous pouvons observer dans tous nos gestes, même les plus simples.

Nous avons de la peine à concevoir ce phénomène parce que “voir” signifie dans notre esprit “appréhender un objet du dehors, à distance”. Or ici, la dissociation n’est pas l’effet d’une séparation dans l’espace. Elle résulte d’une réverbération qui se fait au sein de notre activité et par laquelle notre activité, devient sensible à elle-même. Chacun peut le constater en plongeant en lui-même. Il faut qu’il ferme les yeux pour voir ainsi, car la lumière du jour éblouit.

Jean-François Billeter, in Un Paradigme, Editions Allia

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